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Se trouvant logé au dortoir avec les religieux de la maison, frère Adam de Reading n’avait eu le loisir d’observer ses compagnons de pèlerinage, qui étaient à l’hôtellerie, que lors des offices et quand ils vaquaient à leurs occupations dans l’enceinte de l’abbaye. Comme il revenait par hasard des jardins avec Cadfael, vers le milieu de l’après-midi, il croisa Ciarann et Matthieu qui traversaient la cour et se dirigeaient vers le cloître, afin de se chauffer au soleil une heure ou deux avant vêpres. Ils étaient loin d’être les seuls ; des religieux, des serviteurs laïcs et des hôtes s’affairaient à diverses tâches, mais Ciarann avait une allure particulière, et sa démarche lente, douloureuse, précautionneuse forçait l’attention.
— Mais je les ai déjà vus, ces deux-là, constata frère Adam, marquant le pas. A Abingdon, où j’ai passé ma première nuit après avoir quitté Reading, et où ils logeaient en même temps que moi.
— Abingdon, vraiment ! s’exclama Cadfael, comme un écho. Ils viennent donc de si loin ! Et vous ne les avez pas rencontrés de nouveau après Abingdon ?
— Aucune chance. Je n’étais pas à pied. Et puis mon abbé m’avait envoyé en mission à Leominster, de sorte que je n’ai pas pris la route directe. Non, je ne les avais pas revus avant aujourd’hui. Mais il faut reconnaître qu’ils ne sont pas faciles à oublier.
— Quelle impression donnaient-ils à Abingdon ? insista Cadfael, suivant des yeux les deux inséparables jusqu’à ce qu’ils disparaissent dans le cloître. A votre avis, étaient-ils sur la route depuis longtemps, quand ils se sont arrêtés cette nuit-là ? Cet homme a juré d’aller nu-pieds à Aberdaron ; il n’a sûrement pas tardé à porter les marques de l’épreuve.
— Il n’était pas très gaillard, même à ce moment. Ils étaient tous les deux couverts de poussière. Bien sûr, c’était peut-être la fin de leur première journée de marche, mais j’en doute.
— Il est venu me voir hier pour que je lui soigne les pieds, expliqua Cadfael, et je dois le revoir avant ce soir. Deux ou trois jours de repos le remettront d’aplomb, pour continuer son voyage.
Depuis le sud, à plus d’une journée de marche d’Abingdon, même en se pressant, jusqu’à l’extrême pointe du pays de Galles, il y a un sacré bout de chemin.
— Cette piété dévoyée me semble bizarre ; s’infliger des tourments de cette manière ostentatoire alors qu’il y a tant de malheureux au monde qui souffrent sans avoir rien demandé à personne, et qui le supportent avec humilité !
— Les âmes simples pensent que ça leur vaudra une récompense, répondit frère Adam, compréhensif. Et puis c’est peut-être sa seule manière de manifester une vertu remarquable, et il s’y accroche.
— Mais ça n’est pas une âme simple, quoi qu’on puisse dire de lui ! s’exclama Cadfael avec conviction. Il m’a dit souffrir d’une maladie mortelle, vouloir terminer ses jours dans la paix et la béatitude à Aberdaron et que ses os reposent à Ynis Enlli, ambition louable quand on est de sang gallois. Choisir la souffrance avant le jour fatidique représente peut-être un geste de défi, une manière de provoquer la mort. Cette attitude, je pourrais la comprendre. Mais pas l’approuver.
— Il est très naturel qu’elle vous déplaise, acquiesça frère Adam avec un sourire indulgent qui s’adressait à son compagnon comme à lui-même, puisque vous avez été formé à soulager la douleur et à la considérer comme l’ennemi suprême dont vous triomphez grâce précisément à ces plantes dont nous nous servons.
Il passa la main sur la besace de cuir pendue à sa ceinture, et en réponse, il y eut un doux bruissement de graines à l’intérieur. Ils venaient d’opérer un tri parmi les soucoupes d’argile où Cadfael mettait les graines de l’année nouvelle et Adam en avait pris deux ou trois qui ne poussaient pas dans son propre jardin.
— Ça vaut de combattre tous les dragons du monde, la lutte contre la souffrance, ajouta-t-il.
Ils avaient avancé de quelques pas vers les marches de pierre menant à la porte principale de l’hôtellerie, sans se presser, tout au plaisir que leur donnait le spectacle de l’agitation qui y régnait quand frère Adam s’arrêta net, l’oeil aux aguets.
— Eh bien dites-moi, vous avez hérité de quelques-uns de nos pécheurs du Sud en plus de nos saints éventuels.
Surpris, Cadfael suivit le regard d’Adam, attendant les explications qui n’allaient pas manquer de suivre, car il eût été difficile, à première vue, de trouver un être plus banal que l’individu en question. Il se tenait tout près de la loge du portier, parmi un petit groupe toujours posté là pour dévisager les nouveaux arrivants et les allées et venues de chacun. Il était grand et fort, mais si bien bâti qu’on ne le remarquait guère. Il avait passé les pouces dans la ceinture de son ample robe unie, qui était bien coupée et signifiait clairement qu’il n’était pas noble ; mais ce n’était pas n’importe qui non plus ; on aurait dit qu’il s’agissait d’un bourgeois solide et respectable, qui ne manquait de rien. Un marchand ou un commerçant. Un homme avec qui il faut compter dans plus d’une ville d’Angleterre et qui, à titre de repos mérité, peut s’offrir un pèlerinage à l’occasion. Son visage bien rasé était rond, et de son regard pénétrant, il contemplait avec bienveillance les gens qui s’agitaient autour de lui, en répandant sur toute la création un large sourire satisfait.
— Si mes renseignements sont exacts, cet homme s’appelle Simon Poer, dit Cadfael, considérant son compagnon d’un oeil brillant de curiosité. C’est un marchand de Guildford qui a entrepris ce pèlerinage pour le salut de son âme, et parce que cet été se trouve être une saison fort agréable. Voyez-vous une raison pour douter de tout cela ?
— Peut-être s’appelle-t-il vraiment Simon Poer, répondit frère Adam. Il doit avoir à sa disposition une demi-douzaine d’autres noms, en cas de besoin. D’ailleurs, j’ignore son nom, mais je connais bien cette tête-là. Le père abbé a souvent besoin de moi en dehors de la clôture, ce qui m’a donné l’occasion de visiter la plupart des foires et des marchés du comté et au-delà. J’ai vu ce bonhomme – pas avec la robe de prévôt qu’il a maintenant sur le dos, croyez-moi, mais apparemment il s’est bien débrouillé, ces derniers temps – sur tous les champs de foire, cultivant la compagnie de tous ces jeunes fêtards naïfs qui fréquentent ce genre d’endroit. C’est ce qu’ils ont en poche qui l’intéresse. Vraisemblablement il joue aux dés. Aux dés pipés encore plus vraisemblablement. Si les affaires ne marchent pas fort, il doit être capable de voler une bourse ou deux. C’est plus risqué, mais plus rapide pour gagner de l’argent.
Un moine si savant et doté d’un tel esprit pratique, Cadfael n’en avait pas rencontré depuis belle lurette. Bien évidemment les missions effectuées dans le monde par frère Adam pour son abbé lui avaient permis d’en apprendre des choses. Cadfael le considéra avec un respect teinté de sympathie, et se tourna pour observer de plus près le marchand au sourire bienveillant.
— C’est lui, vous en êtes sûr ?
— Oh ! c’est bien lui, aucun doute là-dessus ! Mais quant à l’accuser ouvertement de pratiques malhonnêtes, c’est une autre paire de manches. On ne l’a encore jamais pris sur le fait et il s’est toujours montré assez malin pour glisser entre les doigts du bailli. Tenez-le constamment à l’oeil ; c’est peut-être ici qu’il commettra l’erreur que finissent par commettre les gens de son acabit, et il aura ce qu’il mérite.
— Si vous avez raison, suggéra Cadfael, ne s’est-il pas beaucoup éloigné de chez lui ? D’après ce que je sais, ce genre d’individu quitte rarement le lieu de ses exploits, qu’il connaît comme sa poche. À moins que le Sud ne soit devenu si dangereux pour lui qu’il doive chercher ailleurs à exercer sa coupable industrie. Ce qui suppose quelque chose de plus grave que de tricher aux dés.
— Possible, dit frère Adam, avec un haussement d’épaules dubitatif. Parmi la racaille du Sud, d’aucuns ont trouvé profitable cette rivalité entre les factions, d’une manière ou d’une autre ; tout comme les seigneurs et les nobles d’ailleurs. Ils ne se mêlent pas aux combats – bien trop dangereux ! Mais quand dans les villes les gens des partis rivaux se trouvent ensemble, c’est du pain bénit pour eux. Il y a des bourses à voler, des émeutes à provoquer – discrètement, de loin –, d’inoffensifs vieillards apparemment riches qu’on peut assommer, poignarder dans le dos, ou voler dans la confusion... C’est tellement plus simple et plus sûr aussi que de se réfugier dans les bois et de vivre comme des sauvages, en attendant une proie, ainsi que leurs semblables, à la campagne.
C’était exactement ce qui s’était produit à Winchester, songea Cadfael, où un homme au moins avait été poignardé dans le dos et tué. Et si cet homme était recherché dans le Sud ? C’était peut-être pour ça qu’il était si loin de son terrain de chasse habituel. Quelque chose de plus sérieux que de dépouiller des jeunes naïfs aux dés, d’accord, mais quoi ? Un meurtre par exemple ?
— Il y a également deux et trois bonshommes à l’hôtellerie qui me paraissent louches, dit-il, mais cet homme ne s’est pas approché d’eux pour autant que je sache. Néanmoins, j’en ai pris bonne note, j’ouvrirai l’oeil et m’en vais inviter frère Denis à en faire autant. J’en toucherai également un mot à Hugh Beringar avant la fin de la soirée. Il sera certainement content d’avoir été prévenu, ainsi que le prévôt.
Puisque Ciarann se reposait tranquillement assis dans la cour du cloître, il aurait été dommage de le forcer à traverser les jardins pour se rendre à l’herbarium, alors que Cadfael avait des pieds en excellent état et que de plus il veillait à se munir de solides sandales. Il prit donc le baume dont il s’était servi pour les plaies de Ciarann ainsi que la lotion qui aiderait à durcir les plantes fragiles de ses pieds, et il apporta le tout au cloître. Il y faisait bon au soleil de l’après-midi, et le gazon épais était élastique et doux à qui n’avait pas de souliers. Les roses commençaient à être en pleine floraison et leur parfum se répandait dans l’air comme une bénédiction. Mais, ah ces deux visages sombres, fermés ! L’un était-il vraiment condamné à une mort précoce et l’autre à perdre et à pleurer un ami si cher ?
Lorsque Cadfael approcha, Ciarann était en train de parler, et même quand il vit qu’un visiteur approchait, il continua jusqu’au bout, sans se troubler.
— ... tu perds ton temps, un point c’est tout. Ça n’arrivera pas. Rien ne changera, n’y compte pas. Jamais ! Tu serais bien mieux inspiré de me laisser et de rentrer chez toi.
L’un d’eux croyait-il au pouvoir de sainte Winifred et la priait-il dans l’espoir d’un miracle ? Tandis que l’autre, le malade, passionnément d’accord avec Rhunn, était bien décidé à offrir volontairement le sacrifice de son destin malheureux, plutôt qu’à demander à être guéri.
Matthieu n’avait pas encore remarqué l’approche de Cadfael.
— Épargne ton souffle ! Car je resterai avec toi, sans te quitter d’un pas, jusqu’à la fin, dit-il d’une voix profonde, calme et décidée, à peine audible.
Comme Cadfael arrivait tout près d’eux, ils se rendirent tous deux compte de sa présence. S’efforçant d’échapper à leurs angoisses personnelles, ils respirèrent à fond, et se contrôlèrent pour offrir au monde extérieur un visage normal. Ils s’écartèrent un peu l’un de l’autre et s’arrangèrent tant bien que mal pour accueillir Cadfael d’un sourire.
— Il n’y avait pas de raison à ce que je vous oblige à venir me voir, dit ce dernier, s’agenouillant et ouvrant sa besace sur l’herbe verte et lumineuse, alors que je marche plus facilement que vous. Restez donc assis, détendez-vous, et voyons les progrès qui restent à accomplir avant que vous puissiez repartir d’un coeur léger.
— C’est très aimable à vous, mon frère, dit Ciarann se reprenant avec un soupir. Soyez assuré que je pars sans y être obligé, car mon pèlerinage sera court et la fin sans surprise.
— Amen ! murmura Matthieu, à l’autre bout du banc.
Après quoi, c’est dans un silence complet que Cadfael soigna les plantes gonflées, et passa vigoureusement sa lotion sur cette peau martyrisée qui jusqu’alors avait toujours été protégée par de bonnes chaussures ; pour terminer il appliqua sur les plaies en voie de cicatrisation son onguent de grateron.
— Voilà ! Évitez de trop marcher jusqu’à demain, sauf pour vous rendre aux offices que vous jugerez indispensables. Ici, vous n’avez nul besoin d’aller loin. Je reviendrai demain, et je m’arrangerai pour que vous puissiez rester debout plus longtemps le jour suivant, quand on ramènera sainte Winifred chez elle.
À présent quand il parlait d’elle, il ne savait plus s’il évoquait vraiment les restes mortels de sainte Winifred dont on pensait généralement qu’ils se trouvaient dans ce reliquaire d’argent, ou, il fallait l’espérer, d’une émanation de son esprit, parfaitement capable d’exercer sa sainteté même dans un cercueil vide, un coffret, qui pis est, contenant les restes pitoyables d’un pécheur, indigne de sa charité, sujet cependant, comme tous les mortels, aux grâces souriantes et incompréhensibles de ceux d’en haut. Si la logique pure était capable d’expliquer un miracle, il ne s’agirait plus d’un miracle, n’est-ce pas vrai ?
Il s’essuya les mains à une poignée de laine et se releva. D’ici une vingtaine de minutes il serait temps d’aller à vêpres.
Il avait dit au revoir aux deux hommes et était presque arrivé à la voûte menant à la grande cour quand il entendit des pas rapides derrière lui et se sentit saisir par la manche. C’était Matthieu.
— Vous avez oublié ça.
Il s’agissait de son pot d’onguent, dont la grossière matière verdâtre se distinguait à peine de l’herbe et qui reposait dans la main du jeune homme, une main élégante, large, puissante, comme celle d’un artisan, avec de longs doigts. De ses yeux sombres, réservés mais ne dissimulant par leur curiosité, il scrutait le visage de Cadfael.
Ce dernier prit le pot en le remerciant et le remit dans sa besace. Ciarann était assis là où Matthieu l’avait laissé ; il tournait vers eux un visage et un regard brûlants ; ils étaient assez loin de lui, lui cachant un peu la lumière du jour, et il eut pendant un moment l’air d’une âme laissée à une solitude totale parmi la multitude.
Cadfael et Matthieu restèrent à s’examiner sans trop savoir quoi penser l’un de l’autre. Ainsi donc, c’était là ce jeune homme capable et décidé qui était entré en action quand il le fallait et à qui Melannguell avait donné son jeune coeur inexpérimenté, l’homme dont Rhunn avait espéré qu’il serait un soutien pour sa soeur, quoi qu’il puisse lui arriver à lui. Il semblait venir d’une bonne famille de gens cultivés, de petite noblesse terrienne sans doute. On lui avait appris un peu de latin et la pratique des armes. Comment expliquer alors, à moins de mettre cela au compte d’un amour exorbitant, qu’il en soit arrivé à courir les routes comme un vagabond sans le sou, avec un mourant pour seules racines et unique lien ?
— Dites-moi la vérité, le pria Cadfael. Est-il absolument sûr et certain que Ciarann marche vers la mort ?
Il y eut un bref moment de silence, les yeux profondément enfoncés de Matthieu s’agrandirent et s’assombrirent. Quand il parla, ce fut d’une voix douce et décidée.
— C’est vrai. Il en porte déjà la marque. A moins d’un miracle de votre sainte, il n’est rien qui puisse le sauver. Ni moi ! conclut-il abruptement, et d’un mouvement brusque, il se détourna pour retourner vers celui qu’il veillait jalousement.
Cadfael décida de sauter le souper au réfectoire. Au lieu de manger, il s’engagea sur la Première Enceinte, se dirigeant vers la ville. Il passa le pont qui enjambait la Severn, franchit la porte et, gravissant la pente incurvée de la Wyle, se dirigea vers la maison que Hugh Beringar avait en ville, où il prit un siège et cajola Gilles, son filleul. L’enfant solide, superbe, ne manquait pas de caractère. Il avait la blondeur de sa mère, avec des membres longs ; un jour il serait plus grand que son père, qui avait la peau douce, et un sourire sarcastique. Aline apporta du vin et de quoi manger pour son époux et son ami, avant de s’asseoir et de tirer l’aiguille, couvant de temps à autre les deux hommes d’un regard souriant, serein et satisfait. Quand son fils s’endormit sur les genoux de Cadfael, elle se leva et emporta doucement le petit garçon. Il était lourd pour elle, mais elle avait appris à le porter sans fatigue en le prenant sur son bras et son épaule. Cadfael la regarda avec affection emmener son fils au lit, dans la pièce voisine dont elle ferma la porte.
— Comment cette jeune femme peut-elle devenir chaque jour plus radieuse et plus ravissante ? J’ai vu plus d’une jolie fille se faner au cours de son mariage. Mais elle, cet état lui convient aussi bien qu’un halo à une sainte.
— Oh ! mais le mariage n’a pas que des inconvénients ! dit Hugh tranquillement. Est-ce que j’ai l’air si malheureux, moi qui vous cause ? Bien qu’il s’agisse d’un sujet étrange pour un vieux célibataire comme vous... malgré toutes vos aventures dans le siècle avant de prendre l’habit ! Vous ne deviez pas avoir une opinion bien haute du mariage, sinon vous auriez essayé vous-même. Vous n’avez prononcé vos voeux qu’après la quarantaine alors que, quand vous étiez jeune et gaillard, vous avez écumé tout l’Orient avec les meilleurs chevaliers. Est-ce que je sais, moi, si vous n’avez pas une Aline, quelque part dans vos souvenirs, que vous chérissez autant que moi la mienne ? Peut-être même un petit Gilles à vous, ajouta-t-il avec un sourire plus malicieux maintenant...
Cadfael eut beau se montrer calme, parfaitement à l’aise et bienveillant, son silence n’en fut pas moins comme un avertissement muet pour Hugh qui ne manquait pas d’intuition. Alors qu’il était à demi assoupi sur ses coussins, après une longue journée passée dehors, il ouvrit un oeil noir et attentif, étudia le visage pensif de son ami, et revint avec tact à des problèmes d’ordre pratique.
— Ainsi ce Simon Poer est une célébrité dans le Sud. Un grand merci à vous et à frère Adam pour le coup de main, bien que jusque-là le bonhomme se soit tenu à carreau par ici. Mais quant aux autres que vous m’avez décrits... À la taverne de Wat, sur la Première Enceinte, on a l’habitude de remarquer les étrangers qui viennent à l’occasion des foires ou des fêtes et qui se répandent à travers la ville. Wat a dit à mes hommes qu’il y a un groupe de nouveaux clients, des joyeux lurons, dont certains sont des étrangers. Il pourrait parfaitement s’agir des gens dont vous parlez. Évidemment, on y trouve, comme d’habitude, des jeunes freluquets de la ville et de la Première Enceinte, avec plus d’argent que de bon sens. Ils boivent comme des trous et jouent aux dés. Et Wat n’apprécie guère la façon dont tournent les parties.
— C’est bien ce que je supposais, soupira Cadfael, avec un hochement de tête. A chacune de nos messes, ils célèbrent ailleurs l’office des joueurs. Et bien entendu, puisque ces jeunes idiots ont de l’argent et peu de cervelle, ils les aident à le dépenser ; ça rétablit l’équilibre. Mais je ne doute pas que Wat soit capable de reconnaître des dés plombés.
— Il est également capable de se débarrasser de ce fléau. Il a glissé à l’oreille d’un des étrangers que sa taverne était surveillée et qu’ils seraient bien inspirés d’aller exercer leurs talents ailleurs. Pour ce soir, un de ses serveurs ouvrira l’oeil, histoire de voir où ils vont se retrouver. Demain soir, on leur tombera dessus et, si tout va bien, on se débarrassera d’eux au bon moment, juste pour le jour de la fête.
Ce coup de balai serait une bonne chose, songea Cadfael, qui rebroussait chemin et repassait le pont à cette heure limpide du début du crépuscule. À ses pieds l’eau du fleuve enroulait ses volutes dont le soleil reflétait les éclats et le niveau des eaux, plus bas en été, accentuait le dessin des îles, entourées de plantes aquatiques brunes, noyées dans le courant. Mais jusqu’à présent la lumière ne renvoyait aucun de ses rayons, même fantomatiques, pour éclairer ce meurtre, commis loin dans le Sud, au pays dont venait Simon Poer, le marchand. Pèlerinage entrepris par une âme respectable ? Ou fuite devant la justice, trop pointilleuse pour sa sécurité et qu’un acte plus grave que de dépouiller des imbéciles avait mise en branle ? Cadfael cependant se sentait trop vieux pour se bercer d’illusions hautaines même à ce sujet, même s’il est vrai – ô combien ! – que les joueurs méritent tout ce qui leur arrive.
La grande porte de l’abbaye était fermée, mais le guichet était resté ouvert, qui laissait pénétrer les rayons du soleil qui venaient de l’ouest. Un peu ébloui, Cadfael heurta légèrement un autre arrivant et fut quelque peu étonné quand une main ferme et respectueuse le prit par le coude.
— Je vous souhaite une bonne nuit, mon frère, dit à son oreille une voix mélodieuse, dont le propriétaire, qui rentrait, le suivait de près.
Et Simon Poer, solide, massif, vêtu d’une ample robe de laine, qui se prétendait marchand à Guildford, le dépassa d’un pas vif et, traversant la grande cour, se dirigea vers l’escalier de pierre de l’hôtellerie.